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Salomon Reinach, « La flagellation rituelle », Cultes, Mythes et Religions, t. I, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 173-183.
La flagellation rituelle [1]

Un des phénomènes les plus significatifs et les plus curieux de la science contemporaine, c’est que l’anthropologie, l’ethnographie et la sociologie sont en train de transformer la philologie classique. Le véritable initiateur de cette révolution fut Mannhardt, qui mourut méconnu en 1880 [2] ; heureusement, il trouva des successeurs, notamment M. Frazer en Angleterre, qui a popularisé la méthode de Mannhardt dans son célèbre ouvrage The Golden Bough, dont le premier volume vient d’être traduit en français. En Allemagne, un philologue de premier ordre, M. Usener, fit appel à l’ethnographie pour élucider les obscurités des institutions antiques [3] et plusieurs de ses élèves, entre autres M. Dieterich [4], sont entrés avec ardeur dans la même voie. L’Angleterre tient toujours la tête, avec des ouvrages comme le Pausanias de M. Frazer, les Questions romaines de Plutarque éditées par M. Jevons, l’Iliade de M. Leaf, dont les amples commentaires sont tout inspirés de la nouvelle méthode. Mais il n’y a plus, en Europe, un seul pays où elle n’ait trouvé des adeptes ; malgré les grimaces de certains vieux philologues, toujours prêts à dédaigner ou à dénigrer ce qu’ils ignorent, on peut dire que le triomphe de l’exégèse ethnographique est d’ores et déjà assuré.

M. A. Thomsen, un jeune savant danois, vient d’apporter une pierre de bonne qualité à l’édifice qui s’élève, en expliquant d’une manière très plausible le rite spartiate de la flagellation des éphèbes, auquel les Anciens eux-mêmes n’avaient rien compris [5].

Tout le monde a entendu parler de cette coutume singulière ; je traduis d’abord les principaux textes antiques qui s’y rapportent.

PLUTARQUE, Lycurgue, 18 : « Les enfants spartiates volent en se cachant avec grand soin ; ainsi l’on raconte que l’un deux, ayant dérobé un petit renard et l’ayant dissimulé sous son manteau, se laissa déchirer le corps par les griffes et les dents de cet animal au point d’en mourir, plutôt que de confesser son larcin. Même aujourd’hui (vers 120 apr. J.-C.), les éphèbes spartiates seraient capables de montrer le même courage, car j’en ai vu beaucoup mourir sous le fouet sur l’autel d’Artémis Orthia. »

PLUTARQUE, Institutions de Lacédémone, 40 : « Les enfants spartiates sont fouettés pendant toute une journée sur l’autel d’Artémis Orthia et souvent ils persistent jusqu’à la mort avec un air de joie et de fierté, rivalisant à qui supportera les coups le plus patiemment et le plus longtemps. Le vainqueur est entouré d’une estime particulière. Ce concours s’appelle “la fouettade” et il a lieu chaque année. »

LUCIEN, Anacharsis, 38 [6] : « Que diras-tu quand tu verras ces mêmes Lacédémoniens battus de verges près de l’autel, tout ruisselants de sang, tandis que les pères et mères, présents à ce spectacle, loin de s’effrayer des souffrances de leurs enfants, les menacent de leur colère s’ils ne résistent aux coups, ou les supplient de supporter la douleur le plus longtemps possible, de s’armer de patience contre les tourments ? On en a vu beaucoup mourir dans ces épreuves, ne voulant pas, tant qu’ils respiraient, demander grâce sous les yeux de leurs parents et céder à la nature. Tu verras les statues que Sparte leur a élevées, honorées d’un culte public… Lycurgue a voulu avoir des citoyens d’une patience à toute épreuve, supérieurs à tous les maux et capables ainsi de sauver la patrie… Un pareil citoyen, s’il est pris à la guerre, ne révélera jamais le secret de Sparte, quelque tourment que lui fassent subir les ennemis ; il s’en rira et, s’offrant à leurs coups, il défiera l’opiniâtreté du bourreau. » Dans le dialogue de Lucien, Solon parle ainsi au sage de la Scythie, Anacharsis ; mais celui-ci ne se laisse pas convaincre et trouve bien ridicule « d’être fouetté tout nu, les bras en l’air, sans qu’il en résulte rien d’utile pour eux ni pour la cité ». « Si jamais, ajoute-t-il, il se trouve à Sparte à l’époque de cette cérémonie, il en rira bien haut, dût-il être lapidé ; toute la ville, à son avis, aurait besoin de quelques grains d’ellébore, puisqu’elle se traite elle-même d’une manière aussi folle. » – C’est Lucien, le Voltaire de l’Antiquité, qui donne son avis par la bouche d’Anacharsis ; il a le mérite de comprendre que l’explication utilitaire de cet usage ne tient pas debout ; mais il ne sait pas reconnaître, parce qu’il a l’esprit voltairien, qu’il y a là-dessous une vieille superstition qui se survit, et non un simple caprice de détraqués.

Les Anciens ont tenté d’expliquer la flagellation spartiate comme une atténuation des sacrifices humains qui étaient prescrits dans le culte d’Artémis chez les Scythes de la Tauride. « Les Lacédémoniens, dit Apollonius de Tyane suivant Philostrate, ont ingénieusement modifié le caractère implacable de ce sacrifice ; ils l’ont remplacé par un concours de courage, où personne n’est tué, mais où l’autel de la déesse n’en est pas moins arrosé de sang [7]. » Retenons cette assertion que les jeunes gens ne succombaient pas sous le fouet ; Plutarque et Lucien ont donc exagéré à plaisir, ou ont généralisé, pour donner du relief à leur récit, un accident isolé.

PAUSANIAS [8], comme Philostrate, identifie cette Artémis Orthia de Sparte à l’Artémis sanguinaire des Scythes : « L’endroit appelé Limnaion (à Sparte) est le sanctuaire d’Artémis Orthia. L’image de bois est, dit-on, celle qu’Oreste et Iphigénie dérobèrent autrefois en Tauride… Un jour que ceux de Limna, de Cynosure, de Mesoa et de Pitane [quartiers de Sparte] sacrifiaient à Artémis, ils se prirent de querelle, se portèrent des coups mortels et tachèrent de sang l’autel de la déesse. Aussitôt une peste terrible se déchaîna. Un oracle, consulté, ordonna que l’autel fût arrosé de sang humain. Le sort tomba sur un homme qui fut immolé ; mais Lycurgue substitua à cet usage celui de fouetter les jeunes garçons, de sorte que l’autel d’Artémis est régulièrement ensanglanté. La prêtresse assiste à la cérémonie, tenant l’image en bois de la déesse. Elle est plate et légère ; mais si les fouetteurs opèrent trop doucement, en raison de la beauté ou de la noblesse d’un des garçons, l’image devient si lourde que la prêtresse peut à peine la soutenir et alors elle dénonce les fouetteurs, disant que leur inertie pèse sur elle. Ainsi le goût du sang humain est resté attaché à cette statue depuis le jour où on lui offrait des victimes en terre taurique. Ils appellent cette image Lygodesrna (c’est-à-dire liée d’osier), ou bien Orthia (debout), parce qu’elle a été découverte dans un buisson d’osier et que les branches enroulées autour d’elle la maintenaient debout. »

Dans un autre passage [9], Pausanias raconte qu’il existe à Aléa, dans le Péloponnèse, un sanctuaire de Dionysos, où, à une certaine fête qui revient tous les deux ans, les femmes sont fouettées, comme les éphèbes spartiates devant la statue d’Orthia. Ce rite se pratique pour obéir à un oracle.

Dans les textes que nous avons cités, il y a deux choses : la constatation d’un usage, qui est un fait historique, et l’hypothèse de l’origine scythique du culte, la flagellation ayant été substituée au sacrifice humain. L’hypothèse n’a aucune valeur, d’abord parce qu’il n’y a pas de traces sérieuses de l’influence des cultes scythiques sur la Grèce, puis et surtout parce que la substitution, ainsi pratiquée, serait absurde. À la place de la victime humaine, on aurait pu fouetter jusqu’au sang un ou deux enfants, choisis parmi ceux qui avaient commis des fautes graves ; on ne conçoit pas qu’on les ait fouettés tous de cette manière, en rendant des honneurs à ceux qui supportaient le plus docilement l’épreuve.

Les Modernes, jusqu’en ces derniers temps, se sont partagés entre deux opinions : les uns ont suivi l’explication de Pausanias et de Philostrate, admettant la substitution de la flagellation à l’immolation ; les autres, beaucoup plus nombreux, ont adopté l’opinion que Lucien met dans la bouche de Solon et ont déclamé – surtout au XVIIIe siècle – sur la vertu des Lacédémoniens la haute estime où ils tenaient le courage physique et le soin qu’ils prenaient d’en entretenir la tradition.

Mannhardt a longuement traité de la flagellation rituelle dans son beau mémoire sur les Lupercales [10]. Comme ce travail n’a jamais été, que je sache, traduit ni même résumé en français [11], je crois utile d’en dégager ici les idées principales, c’est-à-dire de recourir à la source où ont puisé MM. Frazer et Thomsen.

Les Luperques étaient des prêtres romains qui, le 15 février, couraient par la ville, vêtus seulement de peaux de chèvres, et qui frappaient sur le dos et sur les mains, avec des lanières en cuir de chèvre, les femmes qu’ils rencontraient. Cette flagellation, au-devant de laquelle se portaient les Romaines, passait pour les rendre fécondes. La fête comportait d’autres rites de purification, tant des personnes que des choses, sur lesquels il est inutile de nous arrêter [12]. Elle fut supprimée en 496 seulement par le pape Gélase, qui la remplaça par la fête de la Purification de la Vierge (2 février).

Pourquoi les Luperques frappent-ils avec leur lanière (februum), au lieu de se contenter de toucher ? Ici interviennent les faits parallèles que Mannhardt a réunis et fait valoir. Dans le culte secret de Fauna, à Rome, on croyait assurer la fertilité aux femmes en les frappant avec une branche de myrte. Lors d’une fête de Déméter, que nous ne connaissons pas plus exactement, ceux qui la célébraient se frappaient les uns les autres avec des baguettes. À Rome, le 7 juillet, à la fête des nones caprotines, les femmes s’injuriaient et se frappaient, probablement avec des branches de figuier sauvage. Les Arcadiens frappaient l’image de Pan avec des seilles ou oignons marins. En Ionic, à une époque très ancienne, lorsqu’il y avait famine ou pestilence, on commençait par affamer un homme, puis on le conduisait en un lieu consacré, on le bourrait de figues, de fromage, de pain d’orge, enfin on le jetait à terre et, avec une verge composée de scilles, de branches de figuier sauvage et d’autres arbres, on le frappait sept fois sur le membre viril. À Chéronée, du temps de Plutarque, on fouettait un esclave avec des branches d’agnus castus et on le chassait avec ces mots : « Dehors famine ! Entrez, Abondance et Santé ! » Ces rites, qui rappellent celui du bouc émissaire chez les Hébreux, sont évidemment d’origine agricole : ce sont les mauvais esprits, ceux qui nuisent à la fécondité des terres, qui sont chassés, honnis, battus, parfois lapidés et brûlés. Mais Mannhardt a parfaitement reconnu que, dans une phase religieuse antérieure, il ne s’agit pas tant de maltraiter et d’expulser le démon nocif que d’exalter et de fortifier le bon génie de la moisson, représenté par un homme, un animal ou une image, en détruisant, au moyen de coups, les influences pernicieuses qui pèsent sur lui. Ainsi, en Westphalie, le jour de la fête de Saint-Pierre (22 février), les enfants frappent les portes avec des marteaux en criant : « Dehors, l’oiseau de l’été ! » L’oiseau de l’été s’est réfugié pendant l’hiver dans la maison ; il faut l’en faire sortir, comme les Romains faisaient sortir le dieu de la Guerre lorsqu’ils ouvraient les portes du temple de Janus. Nous avons déjà vu que l’on flagellait l’image de Pan en Arcadie ; à Délos, on traitait de même l’image d’Apollon. Évidemment, Pan et Apollon ne sont pas des mauvais génies ; on les frappe, comme les Luperques frappaient les femmes, afin de les rendre féconds et bienfaisants.

Dans les rites agraires de l’Europe, on connaît de nombreux exemples où le « roi de Mai » et d’autres personnifications de la moisson donnent et reçoivent des coups. Mannhardt a étudié, dans un autre ouvrage, une série de coutumes qu’il a réunies sous le nom de Schlag mit der Lebensruthe (fustigation avec la verge de vie) [13]. Au Mardi gras, à Pâques, au 1er mai, à Noël, les hommes et les femmes se battent entre eux ou battent leurs serviteurs et ceux qu’ils rencontrent avec des branches feuillues, des faisceaux de branches ou des lanières de diverses couleurs ; ce sont surtout les filles nubiles et les femmes qui sont ainsi frappées par les hommes, sur les mains, les doigts, les pieds ou le dos. On frappe aussi de même les animaux domestiques et les arbres fruitiers. Souvent, en frappant, on crie : « La maladie au loin ! La santé dans tes membres ! Dehors, le mal ! etc. » Ceux qui frappent, comme les Luperques à Rome, courent à travers les champs, sous des déguisements divers qui ont passé aux fous de cour du Moyen Age, comme la baguette de ceux-ci est devenue la marotte de ceux-là. Charvet, dans son Histoire de la sainte église de Vienne, a décrit un usage, supprimé au XVIIe siècle seulement, dont il a lui-même noté l’analogie avec les Lupercales. Il est vrai qu’il n’y est pas question de coups, sans doute parce que le vieux rite avait été humanisé par l’Église. « On célébrait à Vienne tous les ans, le premier jour de mai, une fête appelée la cérémonie des Noircis… L’archevêque, le chapitre, l’abbé de Saint-Pierre et celui de Saint-André nommaient chacun un homme qui se noircissait tout le corps pour courir les rues dans un état de nudité depuis le matin jusqu’après le dîner, etc. » Le passage est trop long pour être cité ici, mais cette seule phrase suffit à prouver qu’il s’agit d’une course compliquée de mascarade, avec, en outre, la nudité rituelle qui témoigne toujours d’un état de choses très ancien.

Mannhardt n’a pas manqué de se demander, comme le feront sans doute quelques-uns de nos lecteurs, si le rapport établi par ces usages entre la fustigation et la fécondité ne s’expliquerait pas par un ordre de faits physiologiques qui sont du ressort de la psychopathia sexualis. Le savant mythologue a eu raison de repousser cette idée, car les faits en question ne se constatent que dans des civilisations avancées et dissolues ; l’Antiquité même n’en offre guère qu’une seule mention (dans le Satyricon de Pétrone) et il n’en est rien dit dans la littérature moderne avant le XVe siècle, alors que les livres pénitentiaux du Moyen Âge s’en seraient certainement occupés si l’état des moeurs avait appelé sur ce sujet l’attention des directeurs de conscience.

Mais la conclusion adoptée par Mannhardt est certainement à côté de la vérité. Il croit que l’objet de la fustigation est d’éloigner les mauvais esprits, les démons de l’infécondité et de la malvenue. Cela n’explique point la pratique si répandue de fustiger avec les branches de certains arbres, avec des lanières de cuir de certains animaux. M. Frazer, qui a étudié à son tour le problème et allégué des quantités de faits analogues constatés en Afrique, en Asie, en Amérique et en Australie [14], dit avec raison que les flagellations n’ont jamais pour but d’éprouver le courage de la victime, mais de la purifier ; toutefois, il ne tient pas compte non plus, semble-t-il, de l’instrument du supplice, et son explication, n’expliquant pas tous les détails, ne peut être considérée comme adéquate.

Ici se place l’ingénieuse hypothèse de M. Thomsen. C’est avec des baguettes de coudrier que l’on fouette les jeunes Spartiates, et la déesse qui préside à la cérémonie est elle-même la déesse du coudrier (Lygodesma, du grec lygos, coudrier). C’est avec des lanières de cuir de bouc ou de chèvre que les Luperques frappent les Romaines, et la déesse qui préside à la cérémonie, dea Luperca, participe à la fois de la louve et de la chèvre (lupus, hircus). Donc, le but de la flagellation, c’est de faire passer dans le corps du patient la force et la vitalité soit de l’arbre, soit de l’animal, c’est-à-dire sans doute d’un ancien totem. Qu’est cela, sinon une vieille forme de cette idée de la communion, que l’on retrouve un peu partout dans les religions primitives et populaires, depuis qu’on prend la peine de l’y chercher ? La théophagie n’est que la forme la plus répandue et la plus tenace de la communion ; mais la superstition connaît bien d’autres manières d’absorber et de s’assimiler l’énergie d’un arbre, d’un animal, de la terre elle-même, par exemple en passant par la cavité d’un chêne, en revêtant la dépouille d’un loup ou d’un chien, en se couchant à terre (comme les Selles de l’Épire au temps d’Homère, qui couchaient par terre et ne se lavaient jamais les pieds, […] [15]). Donc, le rite spartiate n’est nullement une épreuve d’endurance, ni une atténuation d’un sacrifice humain, mais un rite de communion, un sacrement remontant à l’époque infiniment lointaine où fiorissait le totémisme végétal.

On sait que les usages persistent comme à l’état d’outres vides où le progrès intellectuel et religieux verse périodiquement un vin nouveau. À l’époque d’Hérodote, ou même bien avant, les Spartiates croyaient sans doute de bonne foi qu’ils fouettaient leurs enfants pour leur inspirer le mépris de la souffrance et les endurcir à la douleur. Mais, précisément parce qu’ils croyaient cela, ce ne pouvait être l’explication vraie et primitive, sans quoi l’évolution des idées, contrastant avec la stagnation des rites, serait un vain mot. Aujourd’hui même, nous pouvons constater un changement analogue lors de la première communion des enfants. Le fait même de la communion, de la déglutition de l’hostie consacrée, n’est plus, si l’on peut dire, au premier plan ; ce qui frappe surtout les parents et leurs enfants, c’est le passage de l’enfance à l’adolescence, l’éveil de la responsabilité, que les exhortations du prêtre rendent plus sensibles. L’observation est de M. Samuel Wide et me paraît très juste ; on pourrait d’ailleurs citer d’autres exemples, empruntés aux rites funéraires et matrimoniaux.

L’idée que la flagellation fortifie ou sanctifie ce qui est la même chose paraît s’être réveillée au Moyen Âge, avec tant de conceptions primitives et sauvages que l’étroite aristocratie gréco-romaine avait eu le tort de croire mortes et oubliées. Il ne s’agit pas de la flagellation considérée comme une peine disciplinaire et ordonnée par saint Césaire, en 508, contre les religieuses elles-mêmes ; cela est simplement un emprunt au droit pénal romain. Je parle de la flagellation volontaire, dont les exemples se multiplient depuis le XIe siècle. « Celui qui s’est rendu le plus célèbre par les flagellations volontaires, écrivait le théologien gallican Bergier, est saint Dominique l’encuirassé, ainsi nommé d’une chemise de mailles qu’il portait toujours et qu’il n’ôtait que pour se flageller. Sa peau était devenue semblable à celle d’un nègre ; non seulement il voulait expier par là ses propres péchés, mais effacer ceux des autres ; Pierre Damien était son directeur. On croyait alors que vingt psautiers récités, en se donnant la discipline, acquittaient cent ans de pénitence. Cette opinion était assez mal fondée et elle a contribué au relâchement des moeurs. »

Les flagellants croyaient sans doute que la flagellation constituait une expiation ; mais ce n’en est pas moins une idée secondaire, qui recouvre mal un fond plus ancien et plus barbare. Les rois, les papes et l’inquisition de la fin du Moyen Âge ont poursuivi avec acharnement les flagellants, parce qu’ils devinaient un fond d’hérésie dans leurs pratiques. Voici encore une citation de Bergier qui ne laisse aucun doute à cet égard : « Vers l’an 1348, lorsque la peste noire et d’autres calamités eurent désolé l’Europe entière, la fureur des flagellations recommença en Allemagne. Ceux qui en furent saisis s’attroupaient, quittaient leurs demeures, parcouraient les bourgs et les villages, exhortaient tout le monde à se flageller et en donnaient l’exemple. Ils enseignaient que la flagellation avait la même vertu que le baptême et les autres sacrements ; que l’on obtenait par elle la rémission de ses péchés, sans le secours des mérites de Jésus-Christ ; que la loi qu’il avait donnée devait être bientôt abolie et faire place à une nouvelle, qui enjoindrait le baptême du sang, sans lequel aucun chrétien ne pouvait être sauvé… Clément VII condamna cette secte ; les inquisiteurs livrèrent au supplice quelques-uns de ces fanatiques ; les princes d’Allemagne se joignirent aux évêques pour les exterminer ; Gerson écrivit contre eux, et le roi Philippe de Valois empêcha qu’ils ne pénétrassent en France [16]. »

Le bon Anacharsis, au dire de Lucien, se contentait de prescrire aux Spartiates quelques grains d’ellébore, pour les guérir de leur folie flagellante ; l’Église du Moyen Âge fit dresser des gibets et allumer des bûchers. Le procédé était expéditif, mais brutal. Cependant, quand on étudie dans son ensemble la conduite de l’Église envers les aberrations religieuses des siècles de fer, on ne peut s’empêcher de rendre justice à son bon sens. Elle conserva jalousement, comme elle le devait, ce qui, dans le christianisme des Pères de l’Église, paraît à la pensée affranchie une survivance plus ou moins voilée de vieilles idées mystiques et sauvages ; mais, ce minimum sauvegardé, elle défendit qu’on y ajoutât. Les mystiques eurent plus à pâtir de ses rigueurs que les infidèles ; elle brûla moins de Juifs que de moines exaltés. C’eût été un singulier abandon de ses principes, après tout bienfaisants et raisonnables, si les apôtres de la flagellation sacramentaire avaient trouvé grâce à ses yeux.
P.-S.

Texte établi par PSYCHANALYSE-PARIS.COM d’après l’article de Salomon Reinach, « La flagellation rituelle », Cultes, Mythes et Religions, t. I, Éditions Ernest Leroux, Paris, 1905, pp. 173-183.
Notes

[1] L’Anthropologie, 1904, p. 47-54.

[2] Voir la biographie de Mannhardt par W. Scherer, en tête des Mythologische Forschungen, Strasbourg, 1884.

[3] Voir, en dernier lieu, le beau mémoire de M. Usener sur l’éphébie attique, dans les Hessische Blätter für Volkskunde (Leipzig, 1902, t. I. p. 195-228).

[4] Voir, dans le même recueil (t. I. p. 169-194), l’exposé général de la méthode ethnographique par M. Dieterich.

[5] Anton Thomsen, Orthia, Copenhague. 1902. Ce travail est en danois ; je le connais par une analyse détaillée en allemand, publiée par M. S. Wide, Berl. Philol. Wochenschrift, 1903, p. 1230.

[6] Trad. Talbot, t. II, p. 214.

[7] Philostrate, Vit. Apoll., VI, 20, 2.

[8] Pausanias, III, 16, l0.

[9] Pausanias. VIII, 23, I.

[10] Mannhardt, Mythol. Forschungen (1884), p. 72 et suiv.

[11] Pas même dans le bon article « Lupercalia » du Dictionnaire des antiquités (par M. Hild).

[12] « Purifier » se disait februare d’où le nom de février que porte le second mois de notre année.

[13] Voir aussi E. Mogk, Germanische Mythologie, p. 19-20.

[14] Frazer, Pausanias, t. III, p. 341 ; The Golden Bough, t. II, p. 149, 213.

[15] Cela est vrai de la superstition de tous les temps. Au XVIIe siècle, la duchesse d’Albe, alarmée de l’état de santé de son fils, fit demander à des moines de Madrid quelques reliques. Elle obtint un doigt de saint Isidore, le fit piler et le fit prendre à son fils, partie en potion, partie en clystére (Louville, Mémoires, t. II, p. 107).

[16] Dictionnaire de théologie, éd. de 1789, t. Ill, p. 448. – Je ne sais pas si ces flagellants du Moyen Âge se servaient de disciplines consacrées, ou préféraient des disciplines d’une certaine matière aux autres ; mais à Madrid, au XVIIe siècle, on voyait des flagellants qui attachaient à leurs disciplines des rubans donnés par leurs maîtresses. Ces dames les regardaient, de leur fenêtre, se meurtrir la chair en pleine rue et les encourageaient à s’écorcher vifs. « Quand ils rencontrent une femme bien faite, ils se frappent d’une certaine manière qui fait ruisseler le sang sur elle ; c’est là une grande honnêteté et la dame reconnaissante les en remercie. » (Mme d’Aulnoy, Lettres d’Espagne, t. I. p. 304.) Nous avons là comme une traduction galante de l’usage spartiate, compliquée de l’idée espagnole du point d’honneur ; mais le fait des rubans attachés à la discipline et des dames cherchant à se faire éclabousser de sang sont des caractères tout à fait archaïques et sauvages, certainement antérieurs au christianisme.